La disparition de Maj Söjwall le 29 avril 2020 est l’occasion de revenir sur les dix romans écrits avec Per Walhöö entre 1965 et 1975 qui ont pour héros (anti-héros) l’inspecteur-principal Martin Beck, de la police criminelle suédoise. Une série qui prit fin avec la mort prématurée de Walhöö mais qui reste essentielle dans l’histoire du roman policier. Les enquêtes de Beck et de son équipe constituent en effet un des premiers exemples européens de roman policier de procédure (police procedural) et ouvrent la voie dès le milieu des années soixante au roman policier scandinave et nordique. Mais, surtout, en montrant la face sombre d’un l’Etat-providence considéré comme un havre de paix et un modèle d’égalité sociale, Maj Söjwall et Per Walhöö entrent de plain-pied dans le roman policier sociologique : « Le roman policier nous a permis de faire d’une pierre deux coups, en écrivant des livres de divertissement faciles à lire et en y glissant en même temps notre message politique. »
Ce message n’est pas encore présent dans Roseanna (1965), le premier roman de la série « Roman d’un crime », qui reste vague sur l’environnement social. Avec la découverte du corps d’une jeune femme dans le godet d’un bateau occupé à draguer un canal, commence une procédure « classique » : identification de la victime, causes de la mort, recherches d’indices, recueil de témoignages, etc. L’enquête, longue et fastidieuse, implique plusieurs inspecteurs autour de Martin Beck, à Stockholm, en Ostergötland où a eu lieu le drame, et jusqu’au Etats-Unis d’où venait la victime. Le rythme est lent, les trois-quarts du roman, avant un final plus rythmé, étant consacrés à l’enquête de routine, minutieusement rapportée. Le but est ici de montrer le travail non plus d’un détective omniscient, mais d’une équipe, avec comptes rendus d’interrogatoires, rapports d’autopsie, descriptions de planques et de filatures, conférence de presse, etc. Mais ce qui pourrait avoir la froideur d’un rapport administratif est modéré par la subjectivité et l’empathie. Le chapitre cinq, qui après les questions et les réponses sèches de la conférence de presse se termine sur une note dans laquelle un collaborateur de Beck lui dresse un portrait de Roseanna selon ses instructions – « Pas la description d’un cadavre, mais celle d’un être humain. » – est en ce sens fascinant.
Roseanna est donc l’entrée en scène de l’inspecteur-chef Martin Beck, un flic plutôt terne qui fume trop et souffre de l’estomac, s’ennuie dans sa vie de famille et donne tout son temps à son travail. Mais c’est un excellent policier, comme il se décrit lui-même :
« Rappelle-toi que tu as les trois qualités les plus importantes indispensables à un policier, se dit-il. Tu es têtu, tu es logique et tu es d'un calme absolu. Tu ne te laisses pas aller à perdre ton sang-froid et quand tu es sur une affaire, quelle qu'elle soit, ton comportement est strictement professionnel. Les mots répugnant, horrible, bestial relèvent du vocabulaire journalistique - ils ne te viennent pas à l'esprit. Un criminel est un être humain normal à ceci près qu'il est plus malheureux et moins bien adapté que les individus normaux. » © Editions Payot & Rivages, Paris, 2016.
On a souvent comparé Beck à Maigret. Trop, car chacun a sa personnalité propre. Ce qui les rapproche est l’intérêt qu’ils accordent aux victimes – Beck reconstitue la vie et la personnalité de Roseanna comme le fait le commissaire pour Louise dans Maigret et la jeune morte – et la certitude que les criminels sont au départ des êtres humains sont la vie a un jour basculé.
« Cela ne prend que quelques minutes, quelques secondes pour devenir un assassin. Avant, on est un homme comme un autre… » Georges Simenon, L’ami d’enfance de Maigret (1968), © Presse de la Cité.
Surtout, Martin Beck est tenace, comme il le montre durant cette enquête qui s’étale sur plus de six mois et que n’alimentent longtemps que des informations rares et éparses. Investigation criminelle rigoureuse, portrait de Martin Beck, mais aussi portrait de groupe puisque presque tous les personnages récurrents de la série y apparaissent, Roseanna est parfaitement maîtrisé et le lecteur ne s’ennuie pas un instant, même si le mouvement ne s’accélère que vers la toute fin du roman quand Beck, à bout de ressources, décide de prendre une de ses collègues comme appât pour tenter de faire sortir du bois le meurtrier présumé (procédé utilisé en 1955 par Simenon dans Maigret tend un piège). Il parviendra au résultat attendu, avec une certaine amertume toutefois :
« Que ce soit à Motala, à Stockholm ou à Lincoln, dans le Nebraska, ils avaient tous travaillé depuis leurs bureaux et élucidé l’énigme en employant des moyens que l’on ne pourrait jamais rendre publics. Ils avaient résolu le problème. Ils s’en souviendraient toujours, mais rarement avec fierté. » © Editions Payot & Rivages, Paris, 2016.