Le lieutenant Claude LaPointe est un flic quinquagénaire triste et au bout du rouleau qui veille sur la Main, autre nom du Boulevard Saint-Laurent. Epine dorsale de Montréal et partition symbolique entre francophones et anglophones, c'est encore en 1976 le foyer d'accueil des immigrants et les communautés juives, chinoises, italiennes et polonaises s'y côtoient. Parsemée d'ateliers, de petits commerces, de bars et de cabarets, la Main est une zone chaude n'ayant aucun secret pour l’inspecteur qui y patrouille depuis plus de 30 ans.
Dans The Main de Trevanian (réédité par Gallmeister en 2017), la traque de l’assassin d’un jeune Italien va entraîner LaPointe dans une enquête de proximité en compagnie d’un jeune policier stagiaire. D'errances diurnes et nocturnes en interrogatoires parfois musclés, car le monde de la Main est violent, c'est celui des voyous, des robineux (clochards), des prostituées, des indics et des tenanciers d’établissements plus ou moins bien fréquentés. Le lieutenant réussira mais n’en sortira pas indemne.
Une fois disparues la réserve et l’indifférence qui ont longtemps fait sa force face à la misère et la débauche qui l’entourent, il ne lui restera que la solitude, le vide et la vieillesse. Mais, avant cela, il y aura eu un bon flic qui n’est pas sans rappeler Maigret : une parfaite connaissance des milieux dans lesquels tous les deux évoluent, le goût du terrain (où ils ne sont pas vraiment à leur place d’après leurs supérieurs), le refus de juger ou de condamner ("Il est dangereux de rester trop longtemps avec Lapointe. Les choses deviennent moins claires ; le bien et le mal commencent à se mélanger sur les bords."), la compassion pour les petites gens, ceux que l’on comprend : employés, concierges, clochards, filles de joie…
La responsabilité de LaPointe, elle, est verticale. Elle s’étend à tout ce qui est crime dans la Main. Le poste n’a jamais été prévu, jamais reconnu officiellement, il s’est simplement créé par hasard et par habitude, et certains dans l’administration grognent devant cette bavure de l’organigramme. Ils estiment ridicule qu’un lieutenant en titre passe son temps à traîner dans les rues comme un bleu. (The Main © Gallmeister 2017)
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Si le préfet pète sec avait pu voir Maigret en ce moment, ne l'aurait-il pas encore accusé de se livrer à un travail indigne d'un divisionnaire ? Pourtant, c'est ainsi que le commissaire avait réussi la plupart de ses enquêtes : en montant les escaliers, en reniflant dans les coins, en bavardant à gauche et à droite, en posant des questions futiles en apparence, en passant des heures dans des bistrots parfois peu recommandables. (La patience de Maigret in Tout Maigret VIII-568 © Omnibus 2007)
Sur un plan plus personnel, l’inspecteur comme le commissaire sont des hommes solitaires et taciturnes, volontiers bougons, peut-être de par leurs origines rurales, Trois-Rivières pour l’un, l’Allier pour l’autre. Cette description du Québécois pourrait d’ailleurs convenir à Maigret : "Il ressemble plutôt à un bonhomme entre deux âges dont le corps puissant de paysan commence à s’empâter. Un homme qui serait arrivé à préférer la paix au bonheur, le silence à la musique." Mais c’est la complicité avec la ville (le quartier pour LaPointe) où ils vivent et travaillent, leur façon de procéder par imprégnation, de flairer, de veiller à tout qui les rend proches.
The Main (publié en 1979 sous le titre Le flic de Montréal) est un grand polar urbain, plus réaliste que noir, dans lequel une intrigue policière classique menée par un flic somme toute ordinaire mais efficace est l’occasion de considérations sur une société de démunis et de paumés. Cabossé par la vie, fidèle en amitié mais plus seul qu’il ne veut l’admettre, LaPointe est une sorte d’héritier de Maigret qui aurait été formé à New York (il peut être violent, ce qui n'est pas l'habitude du commissaire dont les colères sont rentrées). Est-ce un hasard que le nom de LaPointe soit, à la majuscule près, celui d’un des fidèles inspecteurs de Maigret ?